Brésil – État du Minas Gerais – Juin
L’air était moite. Une forte pluie venait de tomber, mais cela n’atténuait pas l’atmosphère fébrile de cette fin de journée. C’était le premier jour des Fiestas Juninas qui allaient animer tout le mois de juin.
Enfants et parents étaient occupés à donner les dernières retouches à leurs costumes et peaufiner leur maquillage, d’autres préparaient de grands bûchers qui éclaireraient les rues pavées de cette petite ville à l’architecture portugaise du Minas Gerais. Sur la place de l’église, des enceintes diffusaient une musique entraînante encourageant ceux qui montaient les stands pour les repas et les rafraîchissements. Bientôt, des pétards seraient lancés pour annoncer le début des festivités.
Jorge et sa femme Paola étaient en train de fermer leur épicerie. Il était tôt, mais il n’y aurait plus aucun client. Comme chaque année, ils prendraient part eux aussi à la liesse grandissante et devaient se hâter de monter leur stand de restauration dans l’une des rues principales de la ville.
Jorge rentrait les chariots de fruits et légumes pendant que sa femme comptait la caisse à l’intérieur du magasin.
Un bruit métallique lui fit lever la tête. Elle vit rouler une canette de Coca-Cola derrière un rayon. Elle haussa un sourcil et revint à sa comptabilité lorsqu’une silhouette se planta face à elle. Paola étouffa un cri de stupeur en mettant sa main devant sa bouche.
Le corps devant elle était maigre et portait pour seul vêtement un long T-shirt sale. Elle regarda son visage et n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Son crâne était quasiment chauve et ses yeux cernés de gris anormalement enfoncés dans les orbites.
— Jorge ! cria-t-elle, Jorge !
À ses cris, les yeux de l’intrus se crispèrent d’effroi. Il fit plusieurs pas rapides vers la femme avec les quelques forces qui lui restaient et murmura des mots presque inaudibles.
— Me ajudar… por favor, me ajudar…1
Il ne vit pas derrière lui l’épicier lever un bras armé d’une bouteille.
Il s’écroula sur le sol.
Le couple se regarda quelques secondes, ne sachant que faire.
Paola finit par sortir de derrière le comptoir et aida son mari à retourner le corps. Les formes sous le T-shirt ne laissaient pas de doute à présent : c’était une femme.
Brésil – Rio de Janeiro – Quatre mois plus tôt ; mars
Charly descendait lentement les marches du grand escalier, laissant glisser sa main sur la rampe en acajou de cet autre Mores situé à plus de douze mille kilomètres de celui qu’elle avait connu en plein cœur de Paris.
Le club se trouvait dans une bâtisse coloniale entourée d’un immense jardin tropical.
Un lieu de petits jeux érotiques où tout le monde se regarde, s’admire et semble faire l’amour à distance. Les préliminaires commencent par un regard appuyé sous les masques et des lèvres que l’on trempe dans une coupe de champagne.
Ici, on ne choisit pas son fantasme, mais on préfère se laisser surprendre. Il suffit d’un mot prononcé à l’oreille des fantasios, ces hommes-femmes masqués postés devant la maison, vêtus de blanc et de noir, pour être conduit dans l’une des cases de pierres dispersées sur la propriété : les caixas de fantasias comme les clients les appellent ici – les boîtes à fantasmes.
Tout paraissait bien différent du club parisien du même nom, à trois détails près : Charly savait à présent que l’anonymat n’existait pas, que tout était filmé et enregistré, et que malgré les masques tout le monde était identifiable. Mais elle n’était plus flic et toutes ces questions lui importaient peu.
Il y avait aussi une tapisserie, comparable à celle de Paris, mais représentant des gens du pays et à une époque plus tardive – peut-être le xviie siècle. On y voyait des hommes et des femmes de couleur avec des Blancs, à l’époque où l’esclavage sévissait encore au Brésil.
Non seulement la tradition du père Anselme de Fourquevaux s’était perpétuée, mais Mores était un espace véritablement à part, où tous les hommes étaient libres. La tapisserie décorait l’une des pièces où les personnages brodés semblaient épier les corps s’adonnant aux mêmes plaisirs inavouables qu’eux.
Et enfin, il y avait une horloge imposante qui ne donnait jamais la bonne heure.
En découvrant ce lieu, Charly ne put s’empêcher de penser à son ancienne équipe et à Romuald Livremond, ce personnage insondable qui l’avait sauvée et avait provoqué son départ de la police judiciaire, mais elle savait au fond d’elle que sa situation était intenable et qu’elle aurait fini par claquer la porte. Il avait simplement précipité les choses. Mais pourquoi se préoccupait-il d’elle ? Peut-être même qu’à cet instant il l’observait, pensa-t-elle.
Ce soir-là, Charly avait mis une robe noire seyante, mais pas moulante, s’arrêtant au-dessus des genoux. Le haut, ras du cou, s’ouvrait en dos nu plongeant juste au-dessus des fesses.
Ses lourds cheveux châtains lui caressaient le dos. Alors qu’elle descendait les marches, elle sentit son corps s’électrifier, il semblait déjà ne plus lui appartenir.
Arrivée en bas, des regards se tournèrent vers elle, hommes comme femmes, mais elle n’en cherchait qu’un et lorsqu’elle le vit, elle ne put en détacher les yeux. Elle ressentait le même frémissement qu’au début, le même abîme s’ouvrant dans son ventre. Un liquide chaud coula de son sexe et humecta le haut de ses cuisses.
Elle s’empara d’une coupe de champagne qu’un des nombreux serveurs proposait.
La pièce de réception donnait sur une large véranda.
Marc, assis sur un long canapé, était en grande discussion avec l’homme qui les hébergeait depuis trois semaines à Rio.
Il s’appelait David Alvès, un homme d’affaires de soixante-neuf ans. Il teignait un peu trop ses cheveux, mais il avait encore belle allure. Sa femme, une fausse blonde qui avait la moitié de son âge, se tenait à ses côtés vêtue d’une robe blanche moulante et transparente.
Charly n’aimait pas cet homme et ses manières. Quant à sa femme, une ex-mannequin, elle n’avait qu’une préoccupation : fréquenter tous les endroits en vue du pays et faire la une de la presse people. Elle les salua rapidement en arrivant et par une pression de la main sur l’entrecuisse de Marc lui fit comprendre ses intentions.
Marc quitta ses hôtes et se dirigea avec Charly vers l’un des fantasios postés à l’extérieur de la maison. Charly se pencha à son oreille et dit : agora – maintenant.
Le fantasio, sans rien exprimer sur son visage ni même les regarder, se mit en mouvement pour les conduire dans l’une des caixas de fantasias.
Des torches disposées le long de petits chemins de graviers éclairaient leurs pas. Plus loin, des invités profitaient de la piscine à débordement qui donnait sur des champs de canne en contrebas. Tout au fond, on apercevait la mer qui scintillait sous la pleine lune.
Le fantasio sortit du chemin balisé et se dirigea vers les champs. Au fur et à mesure de leur progression, la musique de la maison laissait place au chant des grenouilles et au son du vent dans les feuilles des arbres.
L’homme-femme s’arrêta devant une maison de pierre.
La porte en bois était munie d’un heurtoir dont la partie fixe représentait une tête de diablotin.
Charly prit l’anneau et frappa trois coups.
Lorsque la porte s’ouvrit, on leur noua un bandeau sur les yeux par-dessus leurs masques, ne leur laissant pas le temps de voir quoi que ce soit.
Charly se sentit soulevée par plusieurs bras et transportée à l’intérieur. Puis, des mains passèrent sous sa robe. Elle frémit à leur contact chaud sur sa peau. Son souffle s’accéléra.
On lui ôta sa robe avant de la soulever à nouveau et de la déposer en hauteur sur ce qui lui sembla être un autel. Elle était allongée maintenant et ne portait que son masque et le bandeau sur les yeux.
Elle fut envahie par une odeur de cannelle mêlée de vanille avant de sentir un liquide tiède couler au milieu de son front de façon régulière comme s’il sortait d’un robinet.
Elle respira profondément et petit à petit toutes les tensions quittèrent son corps.
Puis, une main se posa sur son pied une autre sur son épaule, et bientôt ce furent une dizaine de mains qui parcoururent son corps. Elle ressentait le bout de leurs doigts ou leur paume l’ausculter, allant dans chaque recoin. Elle sentait des souffles chauds sur sa peau. Elle ne savait pas si Marc faisait partie de ces mains anonymes qui la caressaient.
Elle lâcha totalement prise, prenant conscience de chaque partie de son corps et se laissant enivrer par l’odeur de l’huile.
Une main s’appliquait à caresser délicatement son pubis, une autre écarta ses cuisses et les lèvres de son sexe. Un doigt s’introduisit en elle et la massa de l’intérieur. Le doigt ressortit et un autre la pénétra pour l’ausculter avec le même soin. Elle savait qu’il n’appartenait pas à la même personne, car il était plus large.
Toutes ces mains qui la touchaient faisaient monter le plaisir en elle. Une onde d’excitation la traversa. Charly se cambra et écarta plus largement ses cuisses. Alors une bouche se posa sur la sienne, elle se laissa baiser ainsi délicatement sans ouvrir les lèvres. Puis, une dizaine de bouches explorèrent son corps. Elle laissa échapper un profond gémissement alors qu’une de ces bouches embrassait son sexe à présent mouillé et gonflé comme si elle voulait entrer en elle.