Chapitre I
Cassiopée, 17 juin 2017, Paris.
— Comment ça, tu as eu un accident ? Oh, mon Dieu, Cléo, tu vas bien ?
Ma voix monte dans les aigus à cause de l’inquiétude brutale qui me saisit. Je me lève immédiatement de mon bureau en lâchant des yeux le nouveau roman sur lequel je suis en train de travailler.
Le ton de mon éditrice se fait sarcastique.
— Ça m’apprendra à prendre mon scooter à quatre heures du matin en pleine campagne, après trois nuits blanches. Le manque de sommeil, ça ne pardonne pas.
— Où es-tu Cléo ? J’arrive tout de suite.
Je suis en panique. Mon éditrice, à l’hôpital ? Ma bouée, la voix de ma raison et de ma conscience, mon amie et ma psy aussi, blessée et, pire que tout, indisponible ?
L’apocalypse vient de s’abattre sur moi. C’est obligé. Je commence à attraper un sac.
— Cassiopée…
J’entends le soupir blasé dans sa voix. Je peux presque la voir lever les yeux au ciel.
— Je t’entends paniquer et je sais que tu vas hyperventiler dans les deux minutes. Recentre-toi. Inspire et expire. Souviens-toi : cœurs, licornes, paillettes et papillons…
Mon petit mantra des jours moroses me rassure un chouïa. Je lâche un petit rire et suis son conseil. Je ferme les yeux et respire profondément en me forçant à détendre tous mes muscles, comme dans mes cours de yoga.
— C’est dingue que tu sois en train de m’apaiser alors que c’est toi qui as eu un accident. Je ne sais pas comment tu fais pour rester aussi calme et faire toujours en sorte de comprendre ce dont j’ai besoin.
Cette fois, c’est elle qui rit de bon cœur.
— Cassiopée, je suis à l’hôpital avec les deux bras et une jambe dans le plâtre. J’ai une minerve et l’envie constante de me gratter sans pouvoir le faire. Je veux pisser, mais ne peux pas me lever et mon auteure préférée est à deux mois de la sortie de son prochain roman. Période durant laquelle je ne pourrais pas m’occuper de toi ni de ton édito. Crois-moi, je suis loin d’être calme, là !
J’entame un cent pas nerveux dans mon bureau.
— Je ne veux personne d’autre que toi, Cléo. Personne. Je n’ai confiance qu’en toi. Il est hors de question que quelqu’un d’autre touche à mon bébé.
Ma voix frise l’hystérie, j’en ai conscience. Mais un éditeur pour un écrivain, c’est comme un obstétricien pour une femme enceinte. Autant dire quasiment Dieu le Père. Enfin, en l’occurrence, pour moi, sainte Marie mère de Dieu.
Cléo Saint-Cyr sait tout de moi. De ma véritable identité, en passant par mon histoire personnelle, mes petites manies, mon ego d’artiste, et tout un tas d’autres choses encore auxquelles je préfère ne même pas songer, tellement elle a de dossiers sur moi en vérité.
Elle sait comment j’écris et surtout pourquoi.
Intuitivement, Cléo devinera mes pensées derrière mes mots et mes phrases. Elle comprendra ce qui m’agite et ce que je cherche à dire quand bien même je n’y arriverai pas.
Oui, j’hyperventile rien qu’en l’entendant dire « je ne pourrai pas m’occuper de ton édito ».
— Cassiopée ?
— Oui ? je coasse faiblement en m’asseyant sur le sol.
— On va te trouver quelqu’un. Ne panique pas.
Dans un sursaut désespéré, je propose :
— Si on décalait la sortie plutôt ? Le temps que tu te rétablisses ?
Cléo claque la langue. Là, je sais que je l’agace. Malgré son infinie patience avec moi, il y a des fois où j’arrive à lui faire perdre son sang-froid légendaire.
— Cassiopée.
— Hmm ?
— Maître Isadora et Miss Hyde a été annoncé depuis des mois. On ne peut pas décaler la sortie. Qui, je te le rappelle, tombe lors du Festival de la romance érotique.
— Mais…
— Non. Je vais te trouver quelqu’un de fiable et de parfaitement compétent. Je superviserai le tout s’il le faut, mais ce roman sortira à la date prévue. Est-ce que c’est clair ?
Je me mords les lèvres.
Cœurs, licornes, paillettes et papillons
…
— OK. Mais je ne veux pas de Samantha ni de Laure. Et pas David non plus.
— Quand bien même, ils sont tous pris et sont submergés de travail. Et excuse-moi de te dire ça comme ça, mais aucun d’eux n’aurait accepté de travailler avec toi de toute façon. Tu n’es pas spécialement réputée pour être facile, Cassiopée. Non, j’envisageais plutôt quelqu’un d’autre.
— Ah oui ? Et qui dis-moi ? Qui selon toi est apte à réaliser ce que toi tu sais faire pour moi ?
— Tu veux dire outre le fait de te supporter dans tes délires Flower Power limite New Age ?
Je lève les yeux au ciel. Nous ne serons jamais d’accord sur ça, elle et moi. C’est un fait avéré depuis longtemps. Cléo est une petite brune, fine, au caractère piquant, mais au look classique. Alors que moi… Eh bien… C’est moi, quoi. Je suis végétarienne. Je m’investis pour l’écologie et la planète. J’adore le yoga et tout ce qui sort de l’ordinaire.
Et pire que tout, j’ai une âme de romantique. La vraie, la pure, la dure.
J’aime écrire des histoires d’amour torturées et passionnelles qui se finissent toujours bien, et de préférence dans une explosion de cœurs, licornes et…
Bref, vous avez compris.
J’aime écrire des scènes torrides qui donnent des papillons dans le ventre (oui, les papillons sont là !), font fondre les petites culottes et les strings paillettes (oui, elles aussi sont là) de mes lectrices et fantasmer à mort les messieurs.
J’aime m’évader dans la tête de personnages tant masculins que féminins et les faire interagir entre eux. Comme si j’étais une éminente marionnettiste.
Je suis fantasque, libérée, indépendante, et, surtout, de l’avis général, casse-couilles.
Cléo, elle, a fait de grandes études dans une grande école. Parisienne de corps et d’esprit, elle a ce petit côté snob et précieux qui la rend quelque peu rigide parfois. Mais c’est une vraie gentille. Et puis, elle a une vraie sensibilité en ce qui concerne les auteurs. Elle ne s’en laisse pas conter et sait écouter. Notre duo fonctionne à merveille parce que nous nous complétons, finalement.
Non, vraiment, je ne vois pas qui pourrait la remplacer, parce qu’elle est juste unique.
Je soupire.
— Cléo, mon côté Flower Power, comme tu dis, n’est qu’un aspect du problème. Franchement, qui vois-tu à ta place, honnêtement ? Tu es la seule qui sait embellir mon écriture et tirer le meilleur parti de ce que je peux donner dans une histoire, et je…
— Cassiopée, me coupe-t-elle, je pense avoir la personne parfaite pour toi. Mais je dois d’abord vérifier si c’est possible. En attendant, tu vas te recentrer, faire une séance de yoga pour éviter de te jeter sur le premier bocal de pâte à tartiner bio et sans huile de palme et te remettre à écrire. Je te rappelle dès qu’une gentille infirmière sera d’accord pour me tenir le téléphone. OK ?
Je déglutis, de plus en plus inquiète.
— On verra, dis-je incertaine.
— C’est tout vu. Ah ! Et, Cassie, s’il te plaît, oublie le noir dans tes cheveux. Ça va bien se passer, tu verras.
Je grogne et secoue la tête, complètement dépitée. Comment arrive-t-elle à penser à la prochaine couleur de mes cheveux alors qu’elle vient d’avoir un accident ? Ça me dépasse.
— Occupe-toi de prendre tes médicaments, Cléo, ça te fera peut-être redescendre sur terre…
— Oui, oui, oui… C’est ça. Je te contacte.
Elle raccroche.
Je m’écroule en arrière sur mon parquet.
L’apocalypse, je vous disais…
Marcus, même jour, Paris.
Je regarde ma cousine, dans ce grand lit blanc d’hôpital aseptisé, avec l’envie de l’achever. De m’avoir filé une trouille bleue d’abord, et pour me forcer à rester sur Paris ensuite. Je devais enfin prendre mes premières vacances depuis trois longues années.
— Cléo, crois-moi, tu n’imagines pas tout ce que tu vas devoir faire pour moi après ton rétablissement.
— Marcus, je suis déjà suffisamment punie là, tu ne crois pas ?
— Franchement ? J’ai vraiment l’envie peu charitable de glisser du poil à gratter dans tes plâtres…
— D’accord, tu es en colère.
— Je suis fou de rage, tu veux dire !
Ma cousine hausse un sourcil. Oui, ma rage est intérieure. Je ne montre rien. Jamais. C’est ma principale caractéristique. J’aime mettre les autres mal à l’aise. Cela me donne un ascendant. Un pouvoir. Certes, qui ne fonctionne absolument pas sur Cléo, mais elle, c’est différent.
— Marcus, il va falloir que tu me remplaces.
— Mais encore ?
— Pour Daphné Aquaviva.
Je fronce les sourcils, quand je réalise soudain. Putain. Bordel. Merde. Daphné Aquaviva est l’auteure du moment. Ses livres font un carton depuis bientôt trois ans. Sa façon d’écrire est moderne et pétillante à la fois. Elle sait véhiculer les émotions comme personne et son écriture parle aux lectrices. Le fait que Daphné ne se montre jamais, cultive le mystère et reste une totale inconnue pour le public a joué un grand rôle dans son succès fulgurant. Son nouveau roman a été annoncé et surmédiatisé. On ne peut pas reculer sa sortie sans que cela provoque une hystérie collective.
Or, Maître Isadora et Miss Hyde doit sortir dans deux mois. Deux mois ! Le planning de notre maison d’édition tourne à fond dans mon cerveau. J’ai beau essayer de trouver une solution, un remplaçant pour Cléo, force est de constater que toute l’équipe éditoriale est submergée.
— L’édito ?
Elle acquiesce. Je glisse la main dans mes cheveux, toujours avec l’envie de passer mes nerfs sur quelque chose…
— Je ne peux pas assurer l’édito, Marcus. C’est tout simplement impossible dans mon état. Je ne vois qu’une seule personne pour me remplacer.
— Qui ? demandé-je plein d’espoir.
Mes vacances ne sont peut-être pas totalement foutues finalement… L’espoir fait vivre
.
— Toi.
— Quoi, moi ?
Je regarde ma cousine sans comprendre. Aurai-je raté un truc ?
Cléo lève les yeux au ciel et grommelle.
— Tu veux bien faire un effort Marcus et te concentrer, s’il te plaît ? Je veux que ce soit toi qui me remplaces auprès de Cassiopée.
— Non.
Le ton de ma voix est sans appel. Je n’ai rencontré Cassiopée Guénégant de Ménainville, dite Daphné Aquaviva, que peu de fois. Mais chacune de ces fois-là était déjà de trop.
Cette femme me déconcerte et c’est peu de le dire.
Toute menue, la peau claire, de grands yeux bleus, des taches de rousseurs sur un petit nez retroussé, elle ressemble plus à un lutin ou à un elfe qu’à un écrivain de renom.
Jusque-là encore, ça peut le faire. Mais si je rajoute les cheveux teints en bleu pour le jour de notre première rencontre, la robe à bustier moulante rose années cinquante, son admirable poitrine et les chaussures à fleurs à talons compensés en corde, vous comprendrez le choc.
Je ne vous parle même pas du fichu vichy, rose également, sur la tête et de son odeur de printemps…
Oui, Cassiopée Guénégant de Ménainville m’a laissé un souvenir inoubliable… Jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche.
Depuis, c’est l’escalade. Nous ne nous sommes croisés que peu de fois. Mais c’est toujours mémorable.
Entre sa nervosité, qui la pousse à débiter un nombre impressionnant de mots à la minute quand elle devrait éviter de parler, ou au contraire qui l’incite à se taire quand elle devrait répondre. Entre son look improbable, mais trop sexy – je dois le reconnaître − et ses cheveux qu’elle colore au gré de ses humeurs, entre son caractère d’auteur impossible et tout le reste… c’est un festival de situations hautes en couleur et toutes plus déjantées et ubuesque les unes que les autres.
En clair, moins je la vois et mieux je me porte. C’est réciproque en plus. Toutes nos rencontres se sont soldées par des échanges de regards qui tuent.
Je secoue la tête encore une fois, déterminé à trouver une autre option que celle-là.
— C’est non, Cléo.
— Tu veux bien m’écouter au moins ?
— C’est une très mauvaise idée. Si j’en crois tout ce que j’ai vu et t’ai entendu dire sur elle pendant tes périodes d’édito, c’est une putain de chieuse.
— Oui, c’est vrai, mais c’est d’abord l’une de nos meilleures auteures. Et tu es le seul à avoir la même vision que moi d’un édito. Cassiopée a besoin d’être cadrée. Son esprit fourmille sans cesse d’idées et elle part souvent dans tous les sens, mais ses intuitions sont géniales. Je ne connais personne d’autre, à part moi, aussi bon que toi en matière de cadrage.
— Elle et moi sur un édito comme ça, c’est un mort assuré. Et puis, tu oublies un peu vite que cela fait des mois que je n’ai plus fait ça. Sans compter que je suis plus porté sur le thriller que sur l’érotique.
Ma cousine me lance son regard de tueuse.
— D’accord, depuis Philippa, je veux bien admettre que tu n’as pas eu ton content, mais de là à dire que tu n’es pas porté sur l’érotique…
Je lui rends son regard avec les intérêts.
— Très drôle Cléo.
— Nous n’avons pas le choix de toute façon, reprend-elle. Le temps nous manque pour un autre remplaçant. Encore moins de le former à nos attentes éditoriales. Nous ne pouvons pas non plus nous permettre de refiler entre les mains de n’importe qui notre prochain best-seller. Tu vas devoir t’y coller.
Si les regards pouvaient pulvériser, ma cousine serait un tas de cendre fumant.
— Elle est au courant ?
— Non, j’attendais de te voir avant de le lui dire.
— Tu m’étonnes…
— Il va falloir que je te briefe un peu plus sur elle avant…
— Je déteste ça d’avance.
— Et que je te donne le manuscrit à lire.
— Super, toujours plus d’emmerdements.
— Marcus.
— Quoi ?
— T’as fini ?
— Crois-moi, je ne fais que commencer.